-III-

 Le fruitier était une maison basse, attenante à la serre, et cachée de La Roche par un rideau de sapins. Il y régnait une pénombre d'église, et, avec ses tiroirs égaux, où luisaient faiblement les pommes et les poires, il évoquait pour Gérard une nécropole mystérieuse, pleine de joyaux empoussiérés.

Gisèle Perceron et lui restèrent une demi-heure à repérer les différentes espèces de pommes. Il en était de rouges et luisantes, de jaunes pâles, énormes, des rainettes grises qui commençaient à se friper. Leur toucher variait aussi, lisse ou pelucheux, ou même un peu rugueux. C'était une joie de les classer comme on classe des livres. Précieuse était l'érudition de Mademoiselle Perceron. Elle, si terne d'habitude, était comme excitée par la présence campagnarde des pommes. Elle bavardait à bâtons rompus, s'émerveillant des plus grosses, s'esclaffant lorsqu'elle trouvait un fruit un peu biscornu. Pour la première fois Gérard s'aperçut qu'elle était encore jeune. Un rayon de soleil tombé d'une lucarne la nimbait de lumière, ses cheveux semblaient d'un blond plus doré.

Quand ils eurent achevé leur classement, Gérard lui proposa de se promener un peu. Ils descendirent à travers le parc, vers l'Allier. Les arbres étaient déjà presque dépouillés par l'automne, mais il demeurait à la cime des peupliers quelques feuilles jaune clair qui suffisaient à rendre le ciel plus bleu. Les pays du Centre, « nos pays » comme on dit là-bas, ne sont jamais si beaux qu'à l'automne ; l'été, la lumière est trop violente pour la ligne souple du paysage. Elle l'abolit. La campagne n'est plus qu'un grand espace plombé, où couve sourdement l'orage quotidien. En automne, lorsque la vigne souligne de rouge sombre les collines, le paysage renaît. Il fait de grands jours dorés. La maturité des campagnes s'accorde aux sables du fleuve, qui, si vif qu'il soit, lui donnent une allure et comme une démarche paresseuse. Gérard et Gisèle s'avançaient dans cette campagne, entre les prés où les bœufs blancs levaient un moment la tête à leur approche. Ils arrivèrent à l'Allier, et, assis sur une souche, longtemps regardèrent le grand ciel varié de nuages. Sur l'autre rive, un rideau de peupliers avait la forme triangulaire d'une immense flûte de Pan, et très loin, par delà le fleuve, venu d'un invisible village, on entendait le chant d'un coq.

Depuis longtemps Gérard n'avait senti une telle union avec le paysage. Qu'il eût aimé le peindre à cette minute. Il lui semblait qu'il touchait la campagne avec ses mains, avec ses yeux. D'elle à lui la communion était absolue. Elle devenait comme un prolongement de son corps. Jamais, depuis son mariage, il n'avait senti cette communion. La présence de Marie était pour lui quelque chose de tellement intense qu'elle le coupait de la nature. Non pas une présence importune qui vous empêche de vous recueillir, mais plutôt un pôle d'attraction plus puissant et qui vous détourne vers lui. Le curieux est que Marie ne l'avait pas séparé des hommes. En réalité, elle les lui voilait peut-être, mais pour les lui restituer à travers elle, si profond était son pouvoir de sympathie. Elle leur apportait tant d'amour qu'elle les recréait pour Gérard, tandis que son âme de citadine ne vibrait que rarement aux beautés des campagnes bourbonnaises.

Gérard voulut profiter jusqu'au bout de cette espèce d'état de grâce où la campagne l'avait mis.

Gisèle Perceron et lui rentrèrent par les taillis qui bordaient la propriété. Tout-à-coup ils virent un cèpe, puis deux, puis trois. Chaque trouvaille leur donnait une joie. Les champignons, blottis dans la mousse, avaient quelque chose de candide. On eût dit de petites filles en sarrau d'écolière et qui jouent à cache-cache. Ils semblaient entre les feuilles les guetter innocemment. Bientôt Gérard et la garde en trouvèrent tant, que celle-ci dut relever sa robe par deux coins, comme une bergère de Greuze, pour y entasser les bolets et les cèpes. Et vraiment, elle était charmante ainsi, avec ses cheveux dénoués dans le vent et le rose de ses pommettes avivé par l'air.